Quand l’auteure de l’excellent « Des nœuds d’aciers » décide de nous immerger au fin fond de la sauvage et aride Patagonie, ça donne un fantastique roman noir. Si vous ne connaissez pas la plume de Sandrine Collette, je vous invite prestement à rectifier le tir et vous plonger dans les univers si singuliers qu’elle seule est capable de dépeindre.
Nous sommes donc en plein cœur de la Patagonie, au plus profond de l’Argentine et du Chili. Une immense région désertique et esseulée. Une mère élève ses 4 garçons au sein d’une grande ferme paumée au milieu de nulle part. Elle échappe à un destin funeste en tuant accidentellement son mari qui avait la fâcheuse tendance à lever la main sur elle, et tient d’une main de fer sa petite exploitation. Une petite ferme qui ne doit sa survie qu’au labeur acharné des garçons, saison après saison. L’apathie absolue de la mère envers ses enfants et le monde qui l’entoure est absolument stupéfiante, et l’on se demande chapitre après chapitre, comment des enfants peuvent subir un tel traitement, comment une mère peut se rendre aussi inhumaine.
La qualité du récit tient évidemment à ses personnages particuliers, à cette tension si palpable qui enfle et transpire par toutes les pores de la peau, aux descriptions sublimes que Sandrine Collette fait de cette région reculée et aux parfums de bout du monde, de ces terres où rien ne semble vouloir pousser, où chaque tâche se fait au prix d’un effort démesurément grand.
Une autre qualité du roman est au découpage des chapitres, qui nous fait basculer d’un personnage à l’autre. On est immédiatement pris d’un immense compassion pour Rafael (le plus jeune) qui est le souffre douleur quotidien de Joaquin et Mauro, les 2 jumeaux aînés, sous le regard hébété et soumis de Steban, le cadet.
Ces humiliations répétées vont accentuer l’atmosphère étouffante et la torpeur dans laquelle nous sommes pris et vont confiner le récit à une issue aussi tragique qu’inéluctable.
Je m’en voudrais tellement de vous en dévoiler davantage, mais je ne peux réprimer l’envie de partager avec vous un extrait inoubliable du roman, qui se déroule à un moment particulièrement charnière :
De surprise, il se met à rire ; même les soubresauts ne lui font pas l’effet de pointes de verre enfoncées sous sa peau et il ouvre les yeux dans un effort prodigieux, brutalement heureux, comme anesthésié. Et si les simples du gamin donnaient enfin quelque chose. D’un coup, cela se déverse à l’intérieur, une sorte de courant d’air, de fluidité lumineuse, et il se sent léger, presque aérien, quand son corps le traînait peu à peu vers la terre, à l’incruster dans chaque fissure de la roche, à l’aspirer par en dessous. A présent, il flotte, libéré, les entrailles ouvertes et calmes. Il voudrait dormir, certain qu’il se réveillera guéri, dormir comme on se repose, comme on se répare, quand on a rien à manger et qu’il faut bien passer le temps, quand on est blessé et que la chair demande grâce. Alors il s’enroule dans la couverture tel un petit animal dans son terrier, cherche la meilleure position, cale le sac sous sa tête. Tourne le dos à tout pour que le jour ne le dérange pas. Aurait bien grignoté un peu de viande séchée mais le petit n’est pas là pour la lui couper, et la torpeur ne le lâche pas, il ne veut pas la perdre, pas risquer qu’elle s’échappe. Il entend la mélodie au fond. Cela fait des semaines qu’il ne s’est pas senti aussi bien et il s’abandonne, ouvre les mains, soupire. Il devine encore le pas léger qui entre dans la grotte, le bruit du feu qui craque sous les brindilles sèches, peut-être autre chose, trop tard, il sombre, il a encore le temps de se dire que tout s’arrête, et puis plus rien, tout est bien.