Cela fait bien longtemps que je souhaitais parler d’un des piliers cachés de la littérature, la traduction. Car si notre pays dispose d’une telle diversité éditoriale en matière de littérature étrangère, il est important de rappeler que celle-ci n’existerait pas le jour sans les traducteurs.
Je vous invite donc à cliquer sur la suite pour partir à la rencontre de Valérie Le Plouhinec, traductrice (de l’anglais) passionnée et passionnante.
– Bonjour Valérie ! Et merci de répondre à nos questions ! Nous avions envie de nous intéresser de plus près au beau métier de traducteur. Je peux me tromper, mais il s’agit là d’un métier un peu méconnu du grand public, sans lequel pourtant grand nombre de succès et merveilles littéraires étrangères ne nous parviendraient pas. Et puis pour tout t’avouer nous sommes tombés sous le charme de ton travail. Peux-tu nous parler un peu de toi ? Depuis combien de temps avons-nous la chance de pouvoir dévorer tes traductions ?
Je ne suis traductrice que depuis huit ans – avant, j’étais « de l’autre côté de la barrière » puisque j’ai été salariée pendant quinze ans chez Albin Michel. Je m’occupais de l’édition des beaux-livres et des projets compliqués, comme l’intégrale des Dictées de Pivot… Travaillant sur des beaux-livres, donc dans l’illustré, je me trouvais dans les mêmes locaux que le département jeunesse, c’est comme ça que j’ai été amenée à bien connaître cette branche de l’édition. Et je travaillais sur les traductions des autres, ce qui a été formateur, mais me frustrait beaucoup… c’est pourquoi à l’été 2007 j’ai sauté le pas et je suis partie : je m’étais rendu compte que j’étais une éditrice d’illustré qui n’aimait travailler que sur le texte : il y avait un léger problème !
– Si nous nous entretenons avec toi aujourd’hui c’est aussi pour faire connaitre à celles et ceux qui nous lisent à quel point ce que vous (les traducteurs) faites est important, essentiel. Qu’en est-il de votre côté, et de manière plus générale comment votre profession est-elle reconnue ?
Eh bien, c’est paradoxal. Le grand public s’intéresse à la traduction : quand l’ATLF (l’Association des traducteurs littéraires de France, dont je fais partie du CA) organise des ateliers ou animations, il y a un monde fou ; les libraires aussi sont souvent très conscients de notre travail, les blogueurs parfois, les journalistes parfois aussi – nous nous rappelons gentiment à leur bon souvenir lorsqu’ils oublient de nous citer. Mais les plus allergiques à la mise en valeur du traducteur semblent être les éditeurs eux-mêmes (pas tous, mais beaucoup), qui « oublient » encore fréquemment de nous citer sur leur site Internet, alors qu’ils donnent le format du livre ou le nombre de pages… Il semble qu’il existe une sorte de tabou sur la présence d’un traducteur, comme si les éditeurs voulaient (consciemment ou pas) faire oublier au lecteur que les mots qu’il lit ne sont pas tout à fait ceux de l’auteur qu’ils vendent.
Il est vrai que la traduction littéraire est un processus bizarre, quand on y pense. Comme disait je ne sais plus qui, « la traduction est un scandale » : vous croyez lire Tolstoï, vous voulez lire Tolstoï, mais vous ne lirez jamais vraiment Tolstoï puisque vous ne lisez pas le russe ; et pourtant, Guerre et Paix est peut-être un de vos romans préférés au monde, alors que vous n’avez jamais lu un mot réellement écrit par Tolstoï : c’est un peu magique, et assez mystérieux au fond.
Il me semble que, la plupart du temps, les traducteurs ne sont pas assoiffés de notoriété personnelle (nous savons bien que nous sommes par définition des travailleurs de l’ombre et nous effaçons volontiers derrière l’auteur), mais qu’ils souhaiteraient une plus grande reconnaissance professionnelle, celle de notre travail et de son importance dans la chaîne du livre. Et moins de précarité.
Bon, peut-être les éditeurs craignent-ils aussi que nous prenions la grosse tête et venions les voir avec de folles revendications, comme par exemple une hausse des rémunérations… qui n’ont pas bougé depuis quinze ans !
– Comment fonctionne cette rémunération ? C’est une espèce « d’indemnité compensatoire » forfaitaire que vous négociez, ou bien s’agit-il d’une rémunération fixée par une sorte de charte ?
Comme nous sommes une profession libérale, la Direction de la concurrence (DGCCRF) nous interdit de publier un barème ou des tarifs officiels : ce serait un délit d’entente sur les prix. En revanche, l’ATLF mène chaque année une enquête auprès de ses adhérents sur les rémunérations touchées dans l’année (depuis l’an dernier, c’est Bibi qui la dépouille) et nous la publions sur notre site : cela donne une idée des tarifs pratiqués aux traducteurs ou éditeurs qui veulent se renseigner.
Arh ! La question de la « patte » est embêtante, car j’essaie d’éviter les tics d’écriture : je suis tout de même au service de « mes » auteurs, et j’espère que mes traductions de Neil Gaiman ne ressemblent pas à du David Walliams : ce serait un échec cuisant !
Cela dit, je pense que la traduction littéraire s’apparente à une sorte d’« artisanat d’art », comme on dit, parce qu’elle demande une part d’interprétation, de personnalité (pour que le texte ait de la chair, qu’il ne soit pas plat), mais que, comme un ébéniste ou un tapissier, on ne peut s’accorder cette liberté que si on a de la technique – c’est-à-dire une solide maîtrise de la langue. C’est sans doute encore plus vrai en jeunesse : je m’efforce d’avoir une écriture extrêmement limpide et correcte, car si les phrases sont faciles à lire pour un jeune lecteur, on peut tout faire : mettre des blagues, jouer sur les différents registres de langue, aller chercher un vocabulaire riche voire difficile (ce que j’ai fait dans la série Madame Pamplemousse en particulier, où j’ai casé un « maître queux » que mes lecteurs n’étaient pas censés connaître à 9 ans – mais c’est en lisant qu’on prend le goût des mots, non ?)… il faut faire confiance à l’intelligence des enfants, et tout est possible du moment que c’est maîtrisé. Bon, je ne sais pas, j’ai toujours été bonne en français…
– Les romans que tu traduis pour la jeunesse sont souvent des histoires plutôt rigolotes (dans la collection Witty chez Albin Michel, ou pour les éditions Hélium). Du coup, une question me taraude : comment traduit-on une bonne blague ?!?
Ha ha ! Eh bien ce n’est pas donné à tout le monde, il y a plusieurs filières assez sélectives, personnellement j’ai décroché une licence Humour désopilant à Paris VII, puis j’ai enchaîné sur un Master II Poilade…
Non, il n’y a bien sûr pas de recette. Certaines blagues se traduisent toutes seules, d’autres pas du tout, alors on les garde dans un coin de sa tête, parfois pendant des mois, on les rumine sous la douche, sur son vélo… on fait des petits brainstormings avec des confrères (car oui, il y a beaucoup d’entraide entre nous !), du moins ceux qui nous font rire dans la vie, bien sûr. Il arrive aussi que l’on renonce à traduire une blague à un endroit, mais on compense en en casant une autre ailleurs, quand une belle occasion se présente.
Après, cela dépend des auteurs. Avec David Walliams, il se passe une sorte de miracle : certains de ses jeux de mots fonctionnent mieux en français qu’en anglais, c’est comme s’il me faisait un cadeau (alors qu’il ne parle pas du tout le français). Avec d’autres c’est plus ardu, notamment Susin Nielsen qui a le chic pour trouver des blagues hilarantes en anglais, mais absolument intraduisibles… je suis obligée de trouver complètement autre chose, mais cela prend du temps. Parfois, d’ailleurs, je trouve la bonne solution une fois le livre publié, c’est une grande frustration.
J’ai aussi beaucoup de références en tête : j’ai grandi avec Goscinny (mon héros absolu), Gotlib, Boby Lapointe (que j’ai cité directement dans Joe Millionnaire, je ne vous dis pas où…) ou encore des répliques de films. Je ne peux pas écrire une phrase sur Monsieur Patate – un jouet souvent cité dans les livres jeunesse – sans penser à Toy Story (« Madame Patate ! Madame Patate ! »), et il doit y avoir un « Au revoir mon grand » quelque part dans une de mes traductions qui vient directement de Un éléphant ça trompe : cela ne se voit pas, ça ne fait rire que moi, mais ce n’est pas grave, je crois à une sorte d’imprégnation ou d’enrichissement du texte par toutes ces références, de manière un peu subliminale.
L’humour tient aussi beaucoup au tempo : parfois, une virgule bien placée ou un mot superflu que l’on enlève peuvent tout changer. Pour être drôle, il me semble qu’il faut souvent éviter la surenchère, rester au contraire très sobre, mais juste. En plus, l’humour anglais et américain s’y prête bien.
– As-tu déjà refusé un projet en littérature générale ou en jeunesse que l’on t’aurait proposé, (par choix j’entends, pas parce que ton « carnet de commande » était plein ^^) ?
Cela m’est arrivé, mais rarement – juste quelques textes qui m’ennuyaient et me semblaient être du « sous-Witty »… car c’est très long, de traduire un livre, alors quand on s’ennuie, cela peut être extrêmement fastidieux, et en plus le résultat ne sera pas terrible. Mais je l’ai fait uniquement quand mon carnet de commandes était déjà assez plein, et il m’est arrivé aussi de traduire des textes que je n’adorais pas… parce que j’ai un loyer à payer, comme tout le monde !
– As-tu un genre de « prédilection », ou bien dans lequel tu te sens plus à l’aise de travailler ? Et fais-tu une distinction dans la manière dont tu travailles pour la jeunesse et pour la « vieillesse » ?
Non, j’aime traduire des bons textes, point. Je ne pense pas qu’il y ait de différence fondamentale entre la littérature jeunesse et vieillesse… si ce n’est que je peux mettre plus de gros mots dans les romans pour adultes. Et aussi, que je dois ouvrir plus souvent mon dictionnaire quand je traduis pour les grands.
Je me suis retrouvée dans la jeunesse un peu par hasard et pour ma plus grande joie, car il y a dans ce domaine énormément d’auteurs talentueux, pleins d’inventivité, drôles, intelligents, mais je n’ai jamais voulu être spécialisée jeunesse, et je serais ravie de faire plus de « vieillesse », ne serait-ce que pour varier les difficultés, les défis qui se présentent.
– T’est-il arrivé d’être déçue par une de tes traductions ? Si oui, peux-tu nous dire pourquoi ?
Comme je ne les relis pas une fois qu’elles sont publiées, je ne peux pas dire… je n’ose pas encore relire mes premières traductions, j’ai peur d’être horrifiée ! Il m’est en revanche arrivé quelque chose d’amusant : il se trouve qu’au Québec, les romans de Susin Nielsen (sauf Dear George Clooney) sont traduits par une Québecoise, Rachel Martinez, membre comme moi de l’ATLF. Lorsque je m’en suis rendu compte, je l’ai contactée, nous avons échangé nos livres, comparé nos traductions, et publié un article sur le sujet dans la revue Translittérature (et sympathisé, aussi). Et je dois dire que j’ai été très jalouse de certaines de ses trouvailles !
– As-tu déjà proposé à un éditeur de traduire un titre qui n’aurait pas encore été traduit, et qui te tenait particulièrement à cœur ?
Proposer un titre à des éditeurs, c’est un véritable marathon. Étant de nature un peu nonchalante, et ayant toujours eu des commandes qui s’enchaînaient, je n’ai essayé qu’une fois, assez mollement, je dois dire. L’éditrice a aimé, mais étant donné le contexte économique actuel, elle n’a pas donné suite… Mais je n’ai pas encore renoncé, je continuerai à chercher un éditeur dès que j’aurai le temps.
– Et enfin, peux-tu nous dire sur quoi tu travailles en ce moment, et quelles sont tes prochaines traductions ?
Pour Super 8, je travaille sur la suite de Dernier meurtre avant la fin du monde, une trilogie que j’aime beaucoup. Ensuite, je poursuivrai la série Geek Girl chez Nathan, et je viens de recevoir aujourd’hui même le PDF du prochain David Walliams (miam !)…
– Merci beaucoup pour ton temps Valérie, à très bientôt !
6 commentaires
Merci pour cet article, c’est passionnant !
Merci beaucoup pour cet interview très intéressante, j’ai appris plein de choses sur cet « intriguant » et attirant métier!
« cette » interview, sorry…
Particulièrement intéressant. Lorsqu’on lit, on ne pense ni à la personne qui a traduit ni aux difficultés que cela doit représenter. Valérie LE PLOUHINEC l’exprime parfaitement lorsque tu lui dis reconnaître « sa patte ». S’oublier pour parvenir à traduire un texte le plus fidèlement possible tout en mettant de côté ses propres ressentis. Ce ne doit pas être facile du tout.
Bonjour,
Merci pour cet article très intéressant sur une profession dont on ne parle pas beaucoup. Je me permet d’attirer votre attention sur ce post de Julie Maroh auteure de « le bleu est une couleur chaude » au sujet de sa traductrice iranienne qui est mise à mal dans son pays pour avoir traduit la BD de Julie Maroh dont un des sujets est l’homosexualité (punie par la peine de mort en Iran).
http://www.juliemaroh.com/2015/02/11/soutien-a-sepideh-jodeyri/
« celle-ci n’existerait pas le jour sans les traducteurs »
Mais la nuit, oui ? 😉